VII

La rue Galvani n’était qu’une rue insignifiante, une rue conformiste et désolante. Passant le coin, Joseph avait tendu le cou pour la découvrir avant Éloïs mais il s’en était vite retourné à son siège, un peu déçu.

Que s’attendait-il à voir ? Les démons de Marcel menant leurs cohortes de fantômes ? Les mortes du magasin dans les flammes de l’Enfer ? L’enfant, assis sur le bord du trottoir, qui l’attendait ? Rien de tout cela, sans doute, mais au moins quelque chose, quelque chose d’inhabituel. En fin de compte, cet ordinaire qu’il devait affronter était plus terrible que l’inconnu auquel il s’était préparé.

Le fiacre s’arrêta face au n°5.

La course s’était faite en silence. Sans doute parce que ni Éloïs ni lui ne savaient vraiment ce qu’ils faisaient dans cette voiture. Mais cette balade dans les rues de Paris lui avait fait du bien. Non pas que sa situation se soit améliorée mais il avait décidé d’y faire face. C’est peut-être la détermination qu’il lisait sur le visage d’Éloïs qui l’avait poussé à se reprendre. Cette bouche pincée, ce gilet tout neuf qu’il époussetait du revers de la main. Et cette moustache ! Cette sale moustache, ce certificat d’imbécillité qu’il s’était accroché sous le nez. Regarde-le, se disait Joseph, il ne sait rien de ce qu’il fait ici ni d’où il va mais s’effraie-t-il pour autant ? Il a suffi que le ministère lui colle un titre qui sonne et le voilà sûr de lui, fort d’un chapeau melon et d’une nuque bien raide, prêt à affronter seul tous les vilains de la terre.

Après tout, pourquoi lui, Joseph, aurait-il dû se tourmenter pour deux ? Avait-il une raison de craindre ce qui les attendait ?

Il y avait bien les fables de Marcel, la capture, les créatures couvertes de sang et les hommes sans visage. Dans la pénombre de la morgue, il s’en était effrayé mais, à présent, il revenait à la raison. Et puis Marcel s’était évadé. C’était un gamin des rues, il s’en sortirait. Jusqu’à quel point était-il en danger ? Et peut-on être en danger quand on est déjà mort ?

De toute façon, il n’y changerait rien. Demain, les sœurs découvriraient le petit cadavre baignant dans ses puanteurs et elles l’emmèneraient à la fosse commune sur un tombereau de vagabonds et de prostituées. La partie était finie pour Marcel, du moins de ce côté-ci du ciel. La seule manière de l’aider encore était d’essayer de comprendre. C’est pour cela qu’il était mort, Marcel, pour aider la science, pour aider le monde à comprendre ce qu’il y avait de l’autre côté.

5, rue Galvani. Toute cette affaire n’avait fait qu’accoucher de cette adresse. La solution était dans cet immeuble ! Cela ne pouvait pas être autrement.

 

« Éloïs ? Il ne faut pas que tu viennes avec moi.

— Tu me l’as déjà dit.

— Non, vraiment. Ta famille, ta sœur doivent t’attendre à l’heure qu’il est. Et puis tu as un travail et demain tu devras te lever tôt.

— Mon travail, mon travail, je suis en plein dedans !

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que tu ne me feras pas changer d’avis. Tu vas me montrer ce qu’il y a à voir dans cet immeuble et, dans une demi-heure, je serai dans mon lit.

— C’est peut-être dangereux. Pense à ce que me dirait Lucille s’il t’arrivait quelque chose.

— Qu’est-ce qu’un curé peut faire de dangereux dans un endroit comme celui-ci à minuit sonné ? Tu me donnes encore plus envie de te suivre ! »

La porte de l’immeuble était tenue ouverte par une vieille chaise de jardin renversée. S’il avait été seul, Joseph aurait été plus prudent mais, avec Éloïs dans le dos, cela devenait une affaire de gloriole. Tant que la lumière du fiacre éclairait encore, il s’engouffra dans l’entrée carrelée.

 

Après le porche, il y avait une loge qui sentait la friture refroidie. Joseph s’en écarta et fit ses pas plus légers.

« Vous êtes qui, vous ? lança la voix aigrelette que l’on attendait d’une concierge.

— Nous sommes de la police », intervint Éloïs de derrière.

Il avançait en sortant de sa poche un beau carton tout neuf tamponné par le ministère. La bonne femme en tablier examina la photographie.

« C’est une carte de police, ça ?

— Du ministère de l’intérieur.

— Ben dis donc ! J’en demandais pas tant ! »

Elle attrapa dans sa poche un bout de crayon qu’elle se planta au coin de la bouche à la manière d’un fume-cigare.

« On peut dire que vous avez fait vite ! »

Éloïs s’attarda sur le rangement de sa carte pour ne pas avoir à répondre à cette remarque étrange.

« Ça fait pas vingt minutes que ma fille est partie vous chercher. »

Éloïs ressortit la carte de sa poche pour mieux l’y remettre. Le regard de la dame cerbère, rompu à l’art d’évaluer l’étranger, s’abattit sur Joseph, toujours en retrait dans l’ombre du couloir.

« Ils recrutent des curés, maintenant, dans la police ?

— Le père Sterbing m’accompagne pour les besoins de l’enquête. »

Joseph entra dans la lumière. La concierge l’accueillit avec une génuflexion de jeune communiante. Éloïs rappela aussitôt l’attention de la mégère.

« Vous disiez que vous nous avez fait venir…

— Oui. C’est à cause des locataires du cinquième. Ils sont arrivés sur le coup de dix heures et depuis ils n’arrêtent plus. Même les Jambier se sont plaints.

— Les Jambier ?

— Les locataires du troisième. Vous imaginez ça, vous ? Ça fait deux heures que ça n’arrête pas.

— Quoi précisément ?

— Vous n’entendez pas ? »

Ils se turent. La concierge s’était figée comme un pointer, l’index dressé, la tête légèrement inclinée et un sourire jobard qui attendait l’acquiescement. Il fallut d’abord que l’oreille se fasse au silence puis, de très loin, ils devinèrent des éclats de voix. Un homme qui devait parler fort tout en haut de la cage d’escalier.

Devant leur inexplicable apathie, la concierge s’anima.

« D’en haut, c’est insupportable. Suivez-moi, je vais vous montrer ! »

Emmené par le rythme traînant des mules, le trio s’engagea dans l’escalier et remonta sur quatre étages la piste de l’encaustique. Dès le premier palier, une porte s’entrouvrit de l’écart réglementaire qu’imposait la chaînette.

« Ces gens sont de la police, madame Pottier. Ils viennent pour le tapage. »

Avec les Maturin du deuxième, les Bernard et les Jambier du troisième, puis la veuve Lefebure du quatrième, c’est toute une armée en pyjamas qui atteignit le lieu du crime.

En tête de procession, Joseph prit pied sur le cinquième palier sans aucune appréhension. La colonne des molletons rayés lui avait communiqué sa hargne insurrectionnelle. Mais la vue de ce carré de plancher encadré de deux portes chassa d’un coup ses pulsions de pogrom. C’était le palier de Marcel, tel que l’enfant l’avait décrit. Ça ne pouvait être qu’ici. Il chercha des yeux le coin où Marcel était resté assis une journée entière. C’est ici même que devaient se tenir les démons, c’est dans un de ces appartements qu’était entré leur chef, c’est une de ces deux portes que Marcel avait refermée avant de fuir.

« Alors, vous entendez ça ? » aboya la concierge.

Derrière la porte de gauche, il y avait une voix, suffisamment forte pour ressortir du brouhaha des locataires massés sur les dernières marches.

« C’est à vous de jouer, messieurs ! J’espère bien que vous allez me mettre tout ce petit monde au trou !

— Ne vous emballez pas, déclina poliment Éloïs. Il y a des procédures à respecter, vous savez.

— Et eux, ils les respectent, les procédures ? Vous n’avez qu’à entrer, les chambres de bonne ne ferment pas à clé. Ils vont pas vous manger !

— Ce n’est pas comme cela que travaillent les agents de l’État ! Je vous prie de nous laisser faire. »

Dans un réflexe de garnement plus que de policier, Éloïs colla son oreille à la porte. Joseph approcha.

C’était un homme qui parlait fort. Joseph pensa tout de suite à un acteur qui apprenait son rôle. C’était un timbre pour les amphithéâtres, pas pour une chambre de bonne. La voix montait, redescendait, virait comme un manège. De-ci de-là, au détour d’un lacet, un mot s’échappait jusqu’à la porte.

« Merveille… Puissance… Feu… Terre… Gloire… Univers… »

Comment cet homme arrivait-il à crier si fort sans que l’on puisse mieux comprendre ses paroles ? Parfois, il semblait même parler une autre langue.

« Akasha… Télesme… Kafou… »

Joseph interrogea du regard son complice de fortune. Il comprit à ses sourcils froncés qu’il n’y entendait pas plus que lui.

Autour d’eux, le tribunal des pyjamas délibérait. C’était scandaleux, honteux, illégal, des étrangers qu’il fallait arrêter, enfermer, punir puis renvoyer chez eux. Éloïs hésita, puis il s’écarta de la porte, d’un pas seulement. Juste pour marquer qu’il avait choisi son camp, celui de l’ordre et du respect du sommeil des braves gens.

« C’est quoi, ce bazar ? chuchota-t-il.

— Comment veux-tu que je le sache ? lui renvoya Joseph.

— C’est toi qui nous as amenés ici !

— Tu peux encore rentrer chez toi. »

Piqué au vif, Éloïs cogna à la porte, à grands coups du plat de la main. La voix ne s’arrêta pas pour autant. Par un curieux effet de boomerang, ses coups avaient fait taire le palier mais pas l’appartement. Alors, il frappa encore. Galvanisé par son audace, poussé dans le dos par le silence de la foule en colère.

Par-dessus l’acteur qui semblait bien déterminé à ne pas interrompre sa litanie, un aboiement de roquet leur répondit. C’était la voix d’une jeune femme qui claqua juste derrière la porte.

« Foutez le camp ! C’est une propriété privée ici ! On fait ce qu’on veut ! »

Joseph et Éloïs s’étaient tous deux reculés d’un pas pour buter, juste derrière, sur la concierge qui engageait le duel d’artillerie.

« C’est la police ! Il va bien falloir la fermer maintenant ! Vous sortez de là ou on vient vous chercher ! »

Déjà, elle se frayait un chemin pour attraper la poignée.

« C’est pas fermé. Si vous n’ouvrez pas, c’est moi qui vais le faire ! »

Joseph lui saisit le bras, c’était comme un réflexe de survie. Il ne voulait pas que la meute s’engouffre derrière cette porte, il devait savoir, avant. Aussitôt, les regards se refermèrent sur lui. Il était le traître démasqué à qui on allait faire payer cher sa forfaiture. Un homme entre deux âges qui avait gardé son filet à moustaches se fit la voix de la foule : « Mais qu’est-ce qui vous prend ? Laissez-la ouvrir, voyons ! Il est tard et on travaille demain. Vous êtes de la police ou quoi ? »

Il aurait volontiers troqué sa soutane pour un manteau d’hirondelle. Il allait falloir s’expliquer. Si seulement il y avait eu quelque chose à expliquer !

Mais Éloïs prit la parole. Il avait ressorti sa belle carte et leur parlait en chuchotant. Les visages se tournèrent à l’unisson. Un fonctionnaire en chapeau melon qui vous parle à mi-voix, ça s’écoute avec respect.

« Écoutez, je ne devrais pas vous confier cela mais ce sont les circonstances qui m’y poussent. Les gens qui se cachent derrière cette porte sont de dangereux criminels. C’est pour cela que le ministère a préféré m’envoyer plutôt qu’un peloton de sergents de ville, vous comprenez bien. Nous devons agir avec finesse pour les capturer vivants, aussi, je vous demanderai de bien vouloir vous reculer. Mon collègue et moi-même allons élaborer un plan d’intervention. »

Dans les pupilles s’allumèrent le respect et la connivence. La concierge, regonflée d’autorité, repoussa son cheptel de locataires jusqu’à l’escalier puis revint vers Éloïs avec des yeux de goupil.

« Et si vous passiez par la chambre d’à côté ? Elle est vide. Vous pourriez les surprendre à revers.

— Les deux appartements communiquent ?

— Non, mais ils partagent un même balcon. Vous pourrez passer par là.

— Merci, conclut-il, solennel. Madame ?

— Daubert. Mon mari était agent de surveillance à la mairie. Alors, je connais un peu le métier.

— Merci, madame Daubert. Mettez ces gens en sécurité je vous prie. »

Elle s’exécuta avec les gestes secs d’un sous-officier en pantoufles. Ils s’engouffrèrent dans l’appartement de droite. Refermant la porte, ils la crurent sur le point de saluer.

 

L’appartement n’était qu’une minuscule mansarde meublée, blanchie par la lune. Joseph pensa un instant être revenu à son point de départ, dans sa chambre de la rue Marguerite, mais Éloïs le ramena rue Galvani.

« Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je t’avais prévenu, Éloïs. Il fallait me laisser venir seul.

Je n’ai pas la moindre idée de qui sont ces gens, à côté. Je me sens responsable de toi, je ne peux pas te laisser prendre plus de risques.

— Tu n’es responsable de rien du tout ! Sans moi, tu serais encore en train d’argumenter avec cette concierge. Pousse-toi, je vais aller sur ce foutu balcon et je vais bien voir ce qui s’y passe !

— Pas question ! Toi, tu restes là ! »

Il s’ensuivit une course ridicule, à qui atteindrait le premier la fenêtre du fond. Joseph, parti en tête, repoussa Éloïs sur le côté comme dans un jeu de balle. Puis, d’un seul geste de triomphe, il ouvrit grand le battant et s’y jeta sans précaution.

Dehors, le balcon n’était qu’un ruban, une langue étroite conçue pour les géraniums. Debout face au vide, Joseph y tenta un pied, sans oser davantage. L’autre fenêtre, à portée de bras, bombardait la nuit d’une lumière jaune, ferme et puissante. Joseph choisit de ramper.

« Reste derrière, Éloïs. Si on monte à deux là-dessus on va se retrouver dans la rue, trente mètres plus bas !

— Il y en a à peine quinze.

— Tais-toi ! »

Couché sur le mince rebord, il tendit le cou jusqu’au coin de la vitre. C’est ici que Marcel voulait que je vienne, pensa-t-il. Ici que ses démons m’attendent.

La première fois, il retira aussitôt la tête tant il craignait de voir ou d’être vu. Il y avait des gens à l’intérieur. Pas de cornes ni de sabots, pas de feu, pas de sang, juste des gens. Alors, il s’enhardit et regarda plus longtemps.

 

D’abord, il vit un homme à quatre pattes. Un Goliath en chemise de nuit qui lui tournait le dos. Il bricolait un foutoir d’objets en cuivre étalés sur le parquet. Des boîtes, des bobines, des fils, des lampes. Cela ressemblait à un dispositif électrique. La pièce la plus notable était un large filet métallique qu’il avait déployé sur le sol comme un tapis. Armé d’une pince et d’un tournevis, il coupait un fil par-là, resserrait l’assemblage par-ci. Il avait des mains comme des pelles et une carrure d’armoire mais il était bien humain.

Devant le mikado de câblages se tenait une autre figure de carnaval. C’était le baryton qui avait réveillé les trois étages de sa voix de stentor et qui continuait à psalmodier ses incantations sans queue ni tête. C’était un gros homme barbu habillé d’une robe de satin noir. Il s’était coiffé d’une espèce de mitre jaune recouverte de signes stylisés qui évoquaient l’alchimie et les messes noires. Joseph regretta de ne pas s’y connaître davantage car, à l’évidence, il y avait assez de charabia sur ces vêtements pour essayer d’y comprendre quelque chose. Le sorcier, puisque c’était le nom qui s’imposait, agitait une houlette rouge et blanc comme s’il dessinait dans l’air tous les caractères de sa panoplie. À ses pieds, Joseph aperçut un costume gris plié sagement sur le sol. Imaginer l’homme en caleçon sous sa chasuble satinée lui donna le courage d’observer le reste.

De l’autre côté du tapis, un homme dormait sur une chaise ; plutôt vieux, les cheveux tirant sur le blanc. Sa tête dodelinait, marquant des à-coups brutaux comme s’il ne contrôlait plus les muscles de son cou. Ses yeux gonflés poussaient sur des paupières collées qui ne voulaient pas s’ouvrir.

Cet homme est drogué, pensa Joseph. Mais l’explication ne suffisait pas à lui ôter cette impression étrange de contempler un monstre inhumain.

« Il n’a pas de jambes ! » C’était sorti sans qu’il pût se maîtriser. Il se recula et aspira un peu d’air frais pour effacer son imprudence.

« Pas de jambes ? Qu’est-ce que tu racontes ? »

Éloïs avait engagé la moitié de son corps sur le balcon et tentait de se frayer un chemin à ses côtés. Joseph lui ordonna de se taire en plaquant sur ses lèvres un index impératif. Il n’avait pas parlé à pleine voix. Derrière la vitre, il n’y avait aucune raison qu’on ait pu l’entendre. Il regarda de nouveau.

C’était un cul-de-jatte posé sur une chaise. Il avait la tête d’un brave homme, un gars du peuple après une soirée trop longue à la buvette. Mais qu’est-ce qu’il faisait là ? Autant les deux autres affichaient une certaine cohérence dans la bizarrerie, les robes, les appareils biscornus, les symboles ésotériques ; autant celui-là semblait déplacé. Un infirme, ivre mort, arbitrant le ballet farfelu du haut de sa chaise de juge.

Mais il y avait un objet placé devant lui, sur le bord du siège, là où auraient dû se trouver ses genoux. Cela ressemblait à une grosse boussole de cuivre tout droit sortie d’une brocante de la marine. Elle était reliée au reste du bric-à-brac par un câble tressé. À y mieux regarder, c’était ce compteur rutilant que l’estropié cherchait à fixer, c’était vers le poli de ce cuivre que tentaient de se diriger ses yeux chassieux malgré les mouvements erratiques de son cou.

« Bordel de Dieu, Raymond ! On va réessayer encore une fois. Et ce coup-ci, tu ne te trompes pas ! »

Une furie s’était abattue sur la moitié d’homme. Une petite bonne femme surexcitée qui se déplaçait par saccades, un paquet de nerfs d’à peine vingt ans. C’était à elle qu’on avait dû confier toute l’énergie du groupe. À chaque mouvement, ses cheveux lourds coupés sous l’oreille battaient l’air comme les lanières noires d’un martinet.

« Réveille-toi, Raymond ! »

Elle lui tenait le menton pour qu’il la regarde mais ses yeux de noyé s’enfuyaient en glissant comme des savonnettes. Elle lui décocha une gifle sonore en le maintenant par le côté pour éviter qu’il ne bascule. Puis elle attrapa la boussole qu’elle lui plaça dans les mains, resserrant ses doigts pour le forcer à la saisir.

« Il faut que tu te souviennes ! Regarde le cadran et dis-nous à combien il était quand Baphomet est apparu ! »

Le vieux grogna dans un réel effort de s’extirper de son brouillard collant. La fille se retourna sur le grand prêtre satiné.

« On est sûrs que le tapis est à la bonne place au moins ?

— Oui, ce n’est pas le problème. Baphomet le voit, tu sais. Il s’est certainement déjà installé. Il doit être debout au beau milieu de la maille. »

Elle fixa le tapis argenté, l’air incrédule.

Joseph aussi regarda mieux. Il n’y avait personne sur cette maille. Mais c’était bien à ce tapis qu’il fallait attacher son regard. Toute la pièce était bâtie autour.

« Tiens-toi prêt, David. On y va ! »

Le géant se releva après un dernier coup de tournevis pour se tourner lui aussi vers le filet métallique. Dans sa longue chemise blanche, il ressemblait à un condamné à mort. Mais un condamné heureux. Maintenant, Joseph pouvait voir sa face joviale, un visage grossier, une esquisse à la mine grasse. Il avait dû être blessé. Un tel faciès, c’était l’œuvre d’un chirurgien, pas de la nature.

« Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? » Éloïs s’était traîné jusqu’à la fenêtre et découvrait la scène qui, il fallait bien le reconnaître, évoquait un défilé de phénomènes sous un chapiteau.

« Tais-toi et surtout ne bouge pas », lui ordonna Joseph.

Il revint à sa fenêtre et chercha la fille des yeux. Elle était toujours là, à côté de l’infirme. Il en fut soulagé. Elle lui avait manqué. Elle était si pleine d’autorité, si sûre d’elle et pourtant si jeune. Penchée sur le pauvre vieux sur sa chaise, elle tournait le dos à la fenêtre. Ses cheveux avaient coulé de part et d’autre de sa nuque, qu’ils avaient découverte. Il y vit sa peau piquée de duvet noir. Lucille, pensa-t-il. Il irait la retrouver après tout cela et il lui parlerait enfin des choses vraies. L’horrible discussion dans le train repassa devant ses yeux. Il la chassa. Et pourquoi ne pas lui parler tout de suite ? Il lui suffisait de franchir cette fenêtre et de déposer un baiser sur la peau diaphane de ce cou offert, de plonger les mains dans les ténèbres de ces cheveux.

Il pressa ses yeux entre ses doigts. Puis il appuya son front sur la pierre du balcon. La poussière faillit le faire tousser. Que lui arrivait-il ? Comment avait-il pu voir Lucille dans cette garçonne aux cheveux noirs ? La fatigue sans doute. Il faudrait qu’il mange, il faudrait qu’il dorme.

Il releva la tête et reprit sa place aux côtés du visage d’Éloïs, dilaté par la curiosité.

La fille venait de frapper l’homme-tronc, plus fort cette fois.

« Souviens-toi ! Juste à l’instant, j’ai tourné ce cadran. Sur quel numéro pointait la flèche ? C’était juste il y a une minute, moins peut-être. Tu dois te souvenir ! »

La tête du vieux vacilla comme une boule de bilboquet qu’il rattrapa in extremis d’un coup d’épaule engourdi. Elle le gifla encore, cette fois plus pour se calmer les nerfs que pour aider l’homme à se tenir éveillé. Du sang coula d’une narine et noircit la moustache poivre et sel.

« Ne quitte surtout pas ce cadran des yeux ! Si tu ne le lâches pas, tu te souviendras forcément ! »

Elle fit un geste dans son dos.

« David, mets-toi en place sur le tapis.

— Non ! » intervint le sorcier, feuilletant un missel de cuir noir qu’il avait sorti d’une grande caisse. « Non, Lucrèce. David doit se placer devant le tapis. Il doit bien prendre le temps d’observer avant d’y aller. C’est vital. Tu te souviens de ce que je t’ai expliqué, David ? Quand Baphomet se tiendra devant toi, tu devras te graver son visage dans la mémoire. Ta survie en dépend. Tu l’as bien compris ?

— Oui, maître. »

Le grand David se rangea sagement face au tapis, comme si c’était un bassin dans lequel il s’apprêtait à plonger.

« Elle s’appelle Lucrèce… », murmura Joseph. Puis il secoua la tête pour réveiller son attention.

Le cul-de-jatte grogna quelque chose. Lucrèce piqua du nez pour capter les mots avant qu’ils ne se perdent. Elle resta un instant, tendue, ses cheveux noirs baignant le visage du vieil homme.

« Il a parlé ! Il s’est souvenu ! Deux graduations après sept ! »

Elle s’était agenouillée à côté de la chaise et tournait le cadran d’une main tremblante. Puis elle brandit la boussole comme un trophée.

« Ça y est ! Sept virgule deux ! Regarde Raymond, comme ça tu te souviendras ! »

Derrière elle, le baryton attaqua le grand final. Bien campé sur ses jambes, le petit livre ouvert au bout de ses bras tendus, c’était parti pour l’aria, à pleine puissance. Joseph pensa à madame Daubert et ses pensionnaires, dans l’escalier, derrière la porte.

« Enfants de l’Asphodèle, fils du Capricorne, écoutez la voix de l’Homme ! Engeance de l’immortel, quitte le giron du blond Radamanthe et viens goûter les zéphyrs enivrants des océans terrestres ! Venez Saraquaël et Barachiel, Balaam et Yéromée… » Puis, il ne cessa plus d’égrener la liste des noms hermétiques qu’il puisait de son bottin sacrilège.

« David, branche l’électricité ! »

Lucrèce avait délaissé l’estropié pour dérouler la suite du programme de sa voix de despote. David actionna la poignée de faïence d’un gros interrupteur.

Joseph plissa les yeux, s’attendant à une explosion ou, du moins, à quelque chose de brutal et d’éblouissant. Mais il ne se passa rien.

L’interrupteur semblait avoir coupé l’élan vital des protagonistes, qui se figèrent, silencieux, braqués sur l’air immobile au-dessus du filet. Alors Joseph les imita et attendit avec eux.

D’abord, il y eut comme un nuage de moucherons. Une tache en volume à un mètre du sol, juste au-dessus du carré de métal. Joseph ferma les yeux et les rouvrit pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas encore d’un effet de la fatigue.

« On est un peu à côté, Lucrèce. Essaie de régler le potentiomètre. »

Contre toute attente, elle obéit docilement à la voix autoritaire du sorcier. Une main sur la boussole, le regard attaché aux moucherons, elle tourna le cadran avec une extrême lenteur.

Le nuage se rétracta puis battit quelques pulsations. À côté de Joseph, Éloïs était un gosse au spectacle d’un magicien. La bouche entrouverte, il l’avait dépassé sur le balcon et s’était avancé plus loin devant la fenêtre éblouissante.

Soudain, il y eut un homme, là-bas, sur le tapis de métal. Comme si par un merveilleux artifice on avait dressé les moucherons à singer la forme humaine. C’était une silhouette toute noire, un conglomérat grouillant de flocons de suie qui dessinait un homme debout au centre du tapis.

« Vas-y, ordonna Lucrèce.

— Non, cria le sorcier. Attends encore, David. Il faut que tu l’observes le plus longtemps possible. Regarde, c’est incroyable, nous avons réussi ! »

David, dans sa robe blanche, s’avança comme un négatif de l’homme en noir. Prenant bien soin de ne pas poser le pied sur le métal, il tourna lentement autour de l’Apparition pour mieux l’examiner sous tous les angles. Lucrèce ne bougeait plus. Elle s’était appuyée sur l’épaule du vieux, sur sa chaise, dont la tête avait basculé en arrière, au pays du delirium. Elle n’avait plus l’air si sûre d’elle et s’était effacée pour laisser ses comparses entrer en scène. Le grand prêtre avait pris la direction de la manœuvre et guidait l’investigation du bout de sa houlette.

Éloïs secoua l’épaule de Joseph, le faisant sursauter.

« Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? C’est une image cinématographique ?

— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais vu ça.

— Arrête de me prendre pour un imbécile, tu veux ? Et dis-moi tout de suite ce que ça veut dire.

— Tais-toi, ils vont nous entendre.

— Si tu ne me dis rien, j’interviens tout de suite et j’arrête la représentation.

— Ne fais pas ça, il va se passer quelque chose, tu vois bien ! Il ne faut pas les interrompre.

— C’est quoi, cette chose qu’ils ont fait apparaître ? Je suis sûr que tu le sais.

— Non. Je t’en prie, tais-toi.

— Tu connaissais l’adresse. Tu sais forcément ce qu’ils trafiquent.

— La ferme ! Regarde. »

Des serpentins de fumée montaient maintenant du sol. Là où le filet touchait le parquet, le bois avait noirci.

« Nom de Dieu, oncle Gérard, ça commence à brûler ! »

Des flammèches apparaissaient çà et là. Au plafond, une couche de fumée grise moutonnait comme une houle à l’envers.

« David ? Le moment est venu de partir. Il faut t’offrir maintenant, pour le stabiliser. Il ne viendra pas tant que tu n’auras pas pris sa place. »

La voix du sorcier chevrotait sous l’effet de l’émotion. Les yeux rougis, il enlaça le géant en chemise ; sa panse endimanchée de satin se lova contre cette charpente rustique avec une tendresse inattendue.

« Adieu, David. Prends soin de toi. Tu sais, tu es presque un fils pour moi. Je suis fier de ce que tu vas faire. Bonne chance !

— Merci, maître. Je suis très fier, moi aussi. »

Puis il tourna maladroitement vers Lucrèce sa gueule de saint-bernard, de grand chien pataud.

« Au revoir, mademoiselle Lucrèce.

— C’est ça, lui lâcha-t-elle en agitant la main vers l’homme en noir, dépêche-toi ! »

David reprit place devant le tapis, solennel. Face à lui, l’ombre fit un mouvement. Un geste qui lui donnait vie, qui la détachait du sein des fumées. Elle tendit les bras.

Joseph n’en pouvait plus de regarder. Il se sentait des fourmis glacées dans la poitrine et son cœur affolé qui cognait contre la brique du mur.

« N’y va pas, pensa-t-il. Tu vois bien que ce fantasme est prisonnier de ce tapis. C’est pour te dévorer qu’il cherche à t’attirer. »

Et David fit un pas.

 

Mais, soudain, devant Joseph, la vitre sembla céder. Avant qu’il ait pu comprendre, la fenêtre était ouverte et Éloïs se tenait debout, dans la chambre. D’instinct, Joseph se recula pour ne pas être vu.

« C’est fini, les guignols ! Levez les mains ! Je suis de la police ! »

Éloïs brandissait un pistolet et agitait avec outrance, de l’autre main, son carton du ministère.

« Toi ! Tu lâches ton bâton ! »

Il s’était approché du sorcier qui se baissa pour poser son sucre d’orge rouge et blanc sur le sol.

À côté de lui, David s’était figé, les bras ouverts. Il lui aurait suffi d’un pas pour s’abandonner à l’étreinte de l’homme en noir, juste devant. Mais la police, le pistolet, avaient changé la donne. Papus avait levé les mains, Lucrèce s’était accrochée au dossier de la chaise, l’œil hébété. Il ne restait plus que David, incapable de débrouiller seul la situation.

Alors, Éloïs réalisa soudain qu’il laissait trop proche de lui ce géant qui le dépassait d’une tête. Il pivota, laissant son arme dans le vague.

« Vas-y, saute, David ! » cria Papus.

C’était le signal qu’il attendait pour s’élancer enfin. David détendit sa lourde carcasse vers l’avant comme si le salut l’attendait dans l’étreinte de l’homme en noir. Éloïs bondit à son tour. C’était un réflexe. Il avait interdit que l’on bouge, il fallait qu’il bloque David sans attendre. Dans le mouvement, il lâcha son arme pour mieux ceinturer de ses deux bras le bassin du géant. Ainsi enlacés, les deux hommes perdirent pied et s’affalèrent de toute leur inertie sur l’ombre noire qui n’avait pas bougé d’un moucheron de son bûcher de flammèches et de fumerolles.

Mais au lieu du fracas des corps s’abattant sur les ustensiles en cuivre, il n’y eut rien. David et Éloïs, dans leur chute, avaient traversé l’ombre humaine pour se dissiper comme une fumée avant d’atteindre le sol. Leurs corps de chair s’étaient envolés, dans un tour de passe-passe, absorbés par la créature sombre qui leur avait tendu les bras.

Pan ! En touchant le sol, le pistolet d’Éloïs se déchargea d’un coup, marquant la fin de la scène et le retour à un effroyable silence.

 

Au milieu de la pièce noyée dans les fumées piquantes, debout dans les flammes comme surgi de l’Enfer, se tenait maintenant une figure terrible. Là où l’instant d’avant il n’y avait qu’une ombre sans substance se dressait un être puissant, un torse nu et musculeux, le visage tranchant d’une statue de silex, la mâchoire tendue et, dans les yeux, l’énergie concentrée d’un brasier intérieur.

Joseph se recroquevilla derrière sa fenêtre, ne laissant qu’à peine un œil au coin de l’ouverture. Il sentait que si cette créature de l’Apocalypse le découvrait, il serait torturé, son supplice n’aurait pas de fin. Il le savait. C’était son instinct. Et dans la pièce aussi, ils le savaient tous.

Lucrèce avait le visage d’épouvante et de résignation d’une vierge sacrifiée à un dieu primitif, cherchant derrière la chaise la protection dérisoire de son demi-chevalier servant.

Papus, pétrifié, tendait son missel à bout de bras, face à l’incarnation, magnétique. Comme les autres, il avait été saisi par l’éther glacé qui émanait de cette statue de roi déchu, revenue sur terre à l’appel de ses conspirateurs.

Après une éternité, le monde reprit sa trajectoire et Joseph put recommencer à articuler quelques pensées. David, le géant en chemise blanche, avait disparu, emportant Éloïs avec lui, dans le néant. Peut-être allaient-ils ressortir de derrière la porte sous les applaudissements des locataires ? Mais pour le moment, ils avaient été escamotés, gobés par le vide ou alors absorbés par ce gaillard musculeux qui avait tiré de leurs corps sa réalité.

 

« Est-ce le moment, oncle Gérard ? » murmura Lucrèce sans se retourner.

C’est cet instant que choisit Raymond pour sortir la tête de son brouillard. « Lucrèce ? »

Il avait appelé sa tortionnaire comme s’il était surpris que les coups se soient interrompus.

« Il ne doit pas lui parler ! cria Papus. Tu dois être la première ! Arrête-le immédiatement ! »

Lucrèce bondit sur l’estropié pour lui asséner la gifle qu’il avait semblé réclamer.

« Tais-toi ! » explosa-t-elle en vidant sur le pauvre ivrogne toute la terreur qui fermentait en elle. Puis elle s’arrêta.

À peine dérangé, l’air visqueux s’immobilisa aussitôt. Même le souffle haletant de Lucrèce ne troublait plus le calme pesant. Elle revint, à pas de souris, devant le tapis, exactement là d’où David et Éloïs avaient plongé dans le néant. Sa gifle à l’infirme lui avait redonné l’énergie qui lui manquait.

Elle ferma les yeux ; pour la solennité du moment où peut-être simplement pour ne pas avoir à affronter le regard de l’Apparition. Seule devant la bête et les flammes, elle était si fragile. Joseph voulut bondir à son secours, éviter ce nouveau sacrifice. Mais il avait bien trop peur. Et il ne s’agissait pas d’un sacrifice.

« Vas-y, Lucrèce, trancha Papus. C’est le moment. Utilise la Voix, parle-lui ! »

 

Alors Lucrèce entrouvrit la bouche et attendit. Elle attendit un peu que la Voix accepte de sortir, cette Voix dont elle devait accoucher à s’en déchirer la gorge.

« Baphomet ! »

C’était un cri animal, un hurlement simien, une voix trop grave, mal dégrossie, un commandement d’outre-monde qui violait ses lèvres pour asséner sa sentence.

Elle eut un haut-le-cœur, puis elle prit une grande inspiration avant de vomir le reste de son ordre.

« Baphomet, je t’ordonne de me suivre ! »

Et Baphomet fit un pas. Un seul. C’était un symbole plus qu’un mouvement. Le symbole de sa nouvelle allégeance, un salut à son maître, mais un salut entaché de défi, où derrière la soumission se cachait l’orgueil.

Les yeux de Lucrèce, à hauteur du torse de son nouvel esclave, n’avaient rien perdu de leur expression d’effroi. Elle revint au silence. Il lui faudrait encore du temps avant d’oser vérifier si elle avait retrouvé son timbre de jeune fille.

 

Un miaulement mit fin à la messe. Une longue ondulation aiguë, geignarde, une sirène que d’abord personne ne remarqua mais qui s’imposa à la longue. Joseph, aux premières loges sur son balcon, vit arriver, de loin, le fourgon de police qui venait réveiller le quartier.

Lucrèce réagit, aussitôt la menace identifiée.

« Bon Dieu, les flics ! Il faut qu’on se tire ! Comment on fait ?

— Baphomet va te suivre. C’est ce que tu lui as ordonné, non ? lui répondit Papus, presque calme.

— Alors, on y va.

— Attends, Lucrèce ! Et Raymond ?

— Il ne peut pas se déplacer.

— On ne peut pas le laisser là !

— On n’a plus David, on n’a pas le choix.

— Baphomet peut le porter.

— Tu crois ?

— Oui, je pense. »

Elle regarda sa bête, ce torse puissant, cette arme de guerre qu’elle s’était offerte. Mais elle en avait encore si peur !

« Je dois encore utiliser la Voix ?

— Non, parle-lui normalement. Ce n’est pas une machine, tu sais ? »

Il sursauta.

« Bon sang, la machine ! La machine, Lucrèce ! On ne peut pas l’abandonner.

— Si on la prend, on laisse Raymond ici.

— Ça ne sera pas la première fois que Raymond se réveillera au poste. Il rentrera entre deux hirondelles et on paiera l’amende. La machine, par contre, si on la laisse, on ne la reverra jamais ! »

Sans se propager vraiment, le feu vivotait çà et là sur le parquet, suffisamment pour empuantir l’atmosphère et piquer les yeux. Accroupis au milieu du foutoir, Lucrèce et son oncle essayèrent de ramasser les pièces brûlantes avec des linges pris dans la caisse.

« Aide-nous, toi ! »

Ça lui était sorti tout seul. Comme si elle regrettait, elle se tourna vers Baphomet en courbant l’échine, dans un réflexe de défense. Elle resta ainsi comme prosternée devant son esclave. Puis, la créature se baissa doucement, à gestes mesurés. Elle tendit la main vers une bobine cuivrée toute proche et la toucha. Au contact de sa peau, le métal surchauffé émit un grésillement. Baphomet lâcha la pièce et contempla sur ses doigts les zébrures calcinées. Puis il sourit, faisant éclore de ses lèvres ses canines monstrueuses.

Lucrèce s’arrêta, subjuguée par son monstre aux manières de nouveau-né. Seul Papus s’activait à tasser dans sa caisse les manchons et les carters, les fuseaux et les ampoules.

En bas, les pandores avaient débarqué et s’annonçaient à grands coups de sifflet.

« On va se faire prendre, Lucrèce !

— Alors on y va, tant pis pour le reste ! »

Ils se disposèrent aux deux extrémités de la caisse, qu’ils ne soulevèrent qu’à grand mal.

« Toi ! Passe devant ! On descend ! » Elle avait commandé à Baphomet sans oser prononcer son nom. La créature se précipita sur la porte mais se planta devant et ne bougea plus.

« Alors ? Ouvre-la ! C’est ma volonté ! »

Baphomet frappa la porte du poing, assénant un coup aussi puissant qu’inutile. Lucrèce lâcha la caisse et avança avec prudence jusqu’aux côtés de son esclave qui venait de frapper une seconde fois.

« Qu’est-ce qui se passe ? Ce n’est pas comme ça qu’on ouvre une porte. »

Elle tourna la poignée comme on explique à un enfant.

C’était extraordinaire ! Joseph abandonna un instant sa cachette. Il fallait qu’il avance pour mieux voir. Il comprenait enfin ce qu’il était venu faire ici ! Cet homme ne savait pas ouvrir une porte ! Ce démon, devrait-il dire. Les démons ne peuvent pas ouvrir les portes. C’était exactement ce que Marcel lui avait décrit. Mais où étaient les cornes, les griffes, le sang ? Peu importe ! Cette créature était sa Solution, elle avait capturé Marcel et savait certainement où il se trouvait maintenant.

Joseph avait pris pied dans la chambre. Lucrèce l’aperçut. D’un regard, Joseph pénétrait dans l’histoire comme un spectateur pris à parti par les comédiens. Il n’y était pas préparé. Il hésita. Dans son dos, ses mains cherchèrent le rebord de la fenêtre. Au bout du bras de Lucrèce, il vit le pistolet d’Éloïs qu’elle avait ramassé.

Mais, d’un coup d’épaule, Baphomet s’était enfin décidé à pousser le battant pour s’élancer sur le palier dans les cris de panique des locataires, les bruits de chute et le piétinement. Papus suivit en traînant sa lourde caisse.

« Lucrèce, qu’est-ce que tu fabriques ! »

Joseph s’était simplement assis sur le chambranle et attendait le coup de feu qui mettrait fin à tout cela. Mais les yeux de Lucrèce le lâchèrent sur un dernier regard qu’il ne sut pas lire. À son tour, elle s’engouffra sur le palier et se mêla au vacarme qui dégringola les escaliers.

Le tumulte s’effaça au fur et à mesure qu’il descendait dans les profondeurs. Des insultes, des coups, des cris, puis une détonation, puis une deuxième, puis une voiture qui démarre et laisse enfin le silence revenir.

Joseph aperçut le chapeau melon d’Éloïs à ses pieds. Il se baissa pour le ramasser.

« Mon Dieu ! Éloïs a disparu ! »

Alors sa raison s’embrasa sous une avalanche de visions ardentes. Éloïs dans le fiacre qui ne doit pas le suivre. Éloïs, trop jeune, qui brandit sa carte de police comme un talisman. Éloïs qui tombe dans les flammes pour s’évanouir dans un souffle. Et Lucille. Sa sœur jumelle. Leurs bras enlacés devant lui. Lucille qui, voyant son frère sous les arbres, cesse de pleurer. Et lui, Joseph, le seul responsable de tout cela.

Il toussa. La fumée, le dégoût. Le parquet brûlait encore. Il aurait pu brûler lui aussi, s’immoler sur les lieux de sa perte. Au 5 de la rue Galvani, son espoir de science et d’aventure, cette folie maintenant refermée comme un piège.

Un râle rappela son attention. Le cul-de-jatte était toujours là. Raymond, posé sur sa chaise, au milieu des brumes mêlées des braises et de l’alcool. Joseph approcha.

« Monsieur ? »

Il ne répondit pas.

De l’escalier, les voix reprenaient leur ascension. Le tumulte de la cavalcade avait fait place à l’harmonie policée des ordres et des sommations. Joseph resta aux côtés de Raymond et attendit dans le calme que tout cela se termine.

 

Ce n’est qu’une fois installé dans le fourgon, encadré par deux agents, qu’il pensa qu’il aurait pu fuir.

Les Démons de Paris
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